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21 février 2020Lettres et allocutions

Allocution lors de la présentation du rapport sur la mise en œuvre de la Loi sur la protection de la jeunesse

Cette allocution a été prononcée par Philippe-André Tessier et Suzanne Arpin le 20 février 2020 à Montréal à l'occasoin du dépôt du rapport de la Commission sur la mise en œuvre de la Loi sur la protection de la jeunesse à l'Assemblée nationale.

Allocution prononcée par Philippe-André Tessier et Suzanne Arpin, respectivement président et vice-présidente de la Commission, le 20 février 2020 à Montréal. (Le texte prononcé fait foi).


[Philippe-André Tessier]

Bonjour et bienvenue à cette conférence de presse.

Tout d’abord, je vous rappelle que la Commission a entre autres le mandat d’assurer la protection et la promotion des intérêts et des droits de tous les enfants du Québec en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne, ainsi que le respect et la promotion des droits qui leur sont reconnus par la Loi sur la protection de la jeunesse (la LPJ).

Par sa mission, la Commission assume le rôle de Défenseur des droits de l’enfant au Québec et représente le Québec à titre de membre du Conseil canadien des défenseurs des enfants et des jeunes.

La Commission dispose notamment du pouvoir exceptionnel de saisir la Cour de la situation d’un enfant dont les droits sont lésés. Elle détient le pouvoir d’enquêter, sur demande ou de sa propre initiative, dans des cas de discrimination ou de lésions de droit les concernant et de voir à faire corriger toute atteinte à ces droits, ce qui inclut des enquêtes de nature systémique.

La LPJ prévoit que la Commission doit faire, à tous les cinq ans, un rapport sur la mise en œuvre de cette Loi et, le cas échéant, sur l’opportunité de la modifier.

C’est l’article 156.1 qui précise cette obligation depuis 2007. Le rapport que l’on vous présente aujourd’hui est le troisième que la Commission dépose en vertu de l’article 156.1. Les deux autres ont été réalisé en 2011 et 2015.

Notre rapport a été déposé ce matin à l’Assemblée nationale par le ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, Lionel Carmant.

Le sujet de ce rapport est l’impact sur les services dispensés en matière de protection de la jeunesse de ce qu’on appelait le projet de loi 10, c’est-à-dire la Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales, entrée en vigueur en 2015.

Les sujets abordés dans ce rapport sont le reflet de ce que la Commission a constaté dans ses enquêtes depuis 5 ans, que ce soit dans des enquêtes systémiques ou individuels. Ce qui se retrouve dans ce rapport avait déjà été abordé dans le travail d’enquête de la Commission avant même l’entrée en vigueur de la Loi.

Pour le mettre en contexte, le rapport de cette année s’inscrit en continuité avec les deux rapports précédents qui portaient une attention particulière sur la collaboration entre les services de première ligne et ce qu’on appelait les centres jeunesse.

À la fin de la rédaction du rapport de 2015, la Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux est entrée en vigueur. En voici un bref rappel :

  • Cette loi prévoyait la fusion de différents établissements de santé dans un même établissement appelé Centres Intégrés de santé et de services sociaux (CISSS) /Centres intégrés universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS). On parle ici de fusion administrative et non de fusion physique des établissements.
  • Avant les fusions, les Centres jeunesse étaient autonomes, mais ils font maintenant partie des CISSS/CIUSSS (avec les CLSC, les centres de réadaptation, les CHSLD, des hôpitaux, etc..).
  • Dans les CISSS/CIUSSS, les services de protection de la jeunesse sont divisés en 2 directions principalement la protection de la jeunesse et les programmes jeunesse.

En réponse à notre rapport de 2015 qui portait sur la collaboration entre le Centre jeunesse et les services de première ligne, le ministère de la Santé et des services sociaux nous a clairement indiqué que la fusion des établissements allaient régler les problèmes de collaboration que nous avons soulevés.

En réponse à nos recommandations qui portaient sur la continuité et la complémentarité des services, le MSSS a affirmé que la nouvelle loi favoriserait la continuité des services et contribuerait à une meilleure fluidité pour répondre aux différents besoins des jeunes et de leur famille. Maintenant réunis dans un même organisme, les centres jeunesse et les autres services devaient collaborer plus étroitement.

Dans ce contexte, nous avons décidé d’analyser les répercussions de la réforme sur les services relatifs à la protection de la jeunesse et de voir si les objectifs visés par le projet de loi se sont concrétisés dans ce secteur précis du réseau de la santé et des services sociaux.

Une précision importante : nous n’avons pas préparé ce rapport pour remettre en question la pertinence de la fusion dans son ensemble. Nous nous concentrons plutôt sur l’impact des changements d’organisation et de gouvernance sur le droit des enfants. Dans notre rapport, nous avons relié toute notre analyse à des situations concrètes dans la vie des enfants.

Je cède maintenant la parole à Suzanne Arpin.

[Suzanne Arpin]

Pour réaliser ce rapport, nous avons recueilli le point de vue des acteurs du milieu :

  • Nous avons réalisé 20 entrevues avec des PDG, DPJ et directeur programme jeunesse de 5 régions administratives 
  • 859 intervenants sociaux du réseau ont répondu à notre sondage (Membres de l’Ordre des psychoéducateurs et psychoéducatrices du Québec, de l’ordre des travailleurs sociaux et thérapeutes conjugaux du Québec, et de l’Ordre des criminologues du Québec)
  • Plus de 80 % travaillaient pour la DPJ ou pour le programme jeunesse.
  • 20% dans d’autres services: pédopsychiatre, milieu scolaire, services santé mentale jeunesse etc. Donc ce sont tous des professionnels qui travaillent auprès des enfants.
  • Nous avons fait un sondage auprès de 9 agents de liaison des comités d’usager des services jeunesse 
  • Et des entrevues avec 20 parents d’enfants dont la situation a été prise en charge par le DPJ pour savoir quelle a été leur expérience des services DPJ depuis les fusions
  • Des représentants du MSSS ont aussi été questionnés sur certains mécanismes de collaboration en place.

Nous avons aussi récolté des données quantitatives du MSSS entre 2012 et 2018 concernant les délais et les listes d’attentes.

Nous vous présentons maintenant les grands constats de notre rapport

Premièrement, et malheureusement, les fusions n’ont pas réglé le problème d’accessibilité aux services pour les enfants dont la situation a été prise en charge par le DPJ

Délais au sein de la DPJ

Nous soulignons dans notre rapport les problèmes reliés aux délais au sein de la DPJ.

  • D’abord, on note une incohérence dans les standards d’accès du MSSS (pour limiter les délais) et un manque d’uniformité dans l’application des standards par les DPJ.
  • Par ailleurs, le MSSS ne fait pas le suivi des délais à toutes les étapes de la LPJ et n’est pas toujours en mesure de prendre les actions appropriées quand un DPJ s’écarte des standards.
  • Et quand l’on regarde les données du MSSS, on voit clairement que les problèmes de délais sont répandus à différentes étapes du traitement d’un signalement. De manière générale, les listes d’attente ont beaucoup augmenté :
  • Par exemple, en comparant les données du MSSS de 2012 à 2015 et de 2015 à 2018 pour l’ensemble du Québec, on constate que les listes d’attente à l’évaluation ont augmenté de 27,7% entre ces deux périodes.
  • L’attente avant 1er contact à l’évaluation dépassent tous les standards en vigueur : la moyenne est de 21 jours en 2017-2018.
  • Les ressources disponibles ne sont pas suffisantes pour répondre aux besoins des enfants dont la situation a été signalé au DPJ

Nous soulignons que ces délais ne sont pas un problème théorique pour nos enfants. Ces lenteurs affectent le droit des enfants de recevoir les services dont ils ont besoin et auxquels ils ont droit. La Commission est intervenue dans de nombreux dossiers d’enquêtes individuelles pour souligner la problématique des délais et les risques qu’ils entraînent pour l’intégrité et la protection des enfants. Nous en donnons des exemples dans notre rapport. En voici trois :

  • La situation de deux enfants a été signalée au DPJ à 3 reprises en peu de temps. L’évaluation a commencé plus de 6 mois après le premier signalement. Le DPJ a finalement conclu que la sécurité et le développement des enfants étaient compromis pour négligence sur les plans physique et éducatif. Les enfants ont donc vécu en situation de négligence pendant toute cette période;
  • La situation d’une jeune fille au Nunavik a été signalée à deux reprises. Les signalements ont été retenus et ont été mis en attente d’assignation. La jeune fille a été retrouvée morte d’hypothermie et intoxiquée. Aucun intervenant à l’évaluation n’avait encore été assigné à son dossier. Sa situation avait été signalée une première fois plus de 22 jours avant sa mort;
  • Une autre histoire tristement célèbre : un signalement a été retenu pour risque d’abus physique d’un bébé, mais le dossier est resté en attente d’assignation à l’évaluation pendant 23 jours. L’enfant est retrouvé mort avant que le dossier ne soit assigné à un évaluateur

La situation de cet enfant a mené la Commission à entreprendre une enquête systémique concernant les services de protection de la jeunesse dans la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean en 2017. Cette enquête a, entre autres, révélé que les délais d’assignation à l’évaluation étaient très fréquents dans la région. Ces délais dépassaient les normes et les standards de pratique aux étapes du traitement du signalement et de l’évaluation. La Commission a recommandé à la ministre déléguée de l’époque de clarifier les normes en vigueur au niveau de la rétention, du traitement et de l’évaluation des signalements. Nous sommes toujours en attente de ces clarifications.

Précisons que les délais existaient bien avant les fusions et nous n’établissons pas de lien causal entre les fusions et les délais.

Délais pour obtenir les services au sein des CISSS/CIUSSS (ex : pédo psy, orthophoniste)

Nous avons tenté d’évaluer les temps d’attente avant qu’un enfant dont la situation a été prise en charge par le DPJ ne reçoive les services dont il a besoin.

  • Nous n’avons pas pu avoir accès à des données complètes de la part du MSSS. Le MSSS ne collecte pas toutes les données sur les délais pour qu’un enfant et sa famille obtiennent les services requis dans un CISSS/CIUSSS à la suite d’un signalement.
  • On ne peut donc pas déterminer si l’accès aux services s’est détérioré, mais selon les enquêtes de la Commission, les décisions des tribunaux et le témoignage des parents interrogés, des délais pour accéder aux services au sein de CISSS/CIUSSS persistent. Les situations peuvent se détériorer pendant l’attente et des atteintes à l’intégrité et aux droits des enfants en découlent.

Deuxièmement, les constats concernant les mécanismes de collaboration depuis les fusions : absence d’encadrement et d’uniformité dans les mécanismes de collaboration

Nous avons étudié 3 niveaux de collaboration dans le rapport :

  1. Collaboration au sein des CISSS/CIUSSS

    Il y avait beaucoup d’espoir avec les fusions liés à la collaboration au sein des CISSS/CIUSSS. Les Centres jeunesse se retrouvent maintenant dans le même organisme que le reste des services de santé et de services sociaux. Ce changement devait faciliter la collaboration entre la protection de la jeunesse et les autres services.

    Mais ce que l’on constate, c’est qu’il n’y a pas d’encadrement des mécanismes de collaboration. Ces mécanismes sont très variables entre chaque centre. Il n’y a pas de ligne directrice du MSSS pour encadrer la collaboration. L’ancien cadre de référence n’a pas été mis à jour. Des enjeux particuliers au niveau de la collaboration sont ressortis de nos entrevues et de nos dossiers d’enquête :

    • Nous avons eu des dossiers où un CLSC a refusé d’offrir des services à un enfant parce qu’il était en attente d’une évaluation à la DPJ. Cette situation retarde l’accès aux services pour ces enfants. Nous vous rappelons que tous les enfants du Québec ont le droit de recevoir des services de santé et des services sociaux quel que soit sa situation.

    • Le système de priorisation varie entre chaque centre. La Commission avait déjà rappelé dans le cadre de deux enquêtes systémiques l’obligation des établissements de tenir compte de l’application de la L.p.j. dans le cadre d’une référence de services, que les mesures soient volontaires ou ordonnées par un juge (Saguenay et Mauricie). 
  2. Collaboration entre CISSS/CIUSSS et entre DPJ de différents territoires

    Encore une fois, les cadres de collaboration entre les DPJ et les CISSS/CIUSSS n’ont pas été mis à jour. Le MSSS ne fait pas le suivi des mécanismes de collaboration en place.

  3. Collaboration avec milieu scolaire et autre partenaire du Milieu (garderie, communautaire)

    Nous rappelons que l’école, les services de garde à l’enfance et les autres organismes du milieu devraient être des partenaires privilégiés de la DPJ. Ils constituent des milieux de protection essentiels pour l’enfant.

    Pourtant les mécanismes de collaboration ne sont pas uniformes et les problèmes de communications demeurent. Dans le cadre d’une enquête impliquant la mort d’une enfant à Québec, la Commission avait d’ailleurs soulevé le problème de communications entre une ressource d’hébergement pour femmes victimes de violence et la DPJ et fait des recommandations à ce sujet.

Soutien aux intervenants et conditions organisationnelles en place pour assurer des services adéquats depuis les fusions : des intervenants à bout de souffle et du manque de soutien et d’encadrement

Pour ce volet du rapport, nous nous sommes appuyés en grande partie sur les commentaires laissés par les intervenants sociaux dans le cadre de notre sondage. Plusieurs points soulevés sont aussi confirmés par des dirigeants (DPJ, PDG, etc.) et des parents.

  • Les intervenants sentent que leur charge de travail a augmenté depuis les fusions. Plusieurs indiquent être inquiets des services qu’ils rendent aux enfants. Les intervenants indiquent être à bout de souffle.
  • La pression de rendement quantitative ressentie par les intervenants est très forte depuis les fusions. La pression ressentie a augmenté depuis les fusions. Les intervenants se sentent obligés de tourner les coins ronds, ce qui affecte la qualité des services offerts aux enfants.
  • De nombreux intervenants soulignent qu’ils manquent de soutien dans leur pratique depuis les fusions:
  • Il n’y a plus de temps d’échange clinique entre professionnels,
  • Il y a moins de supervision clinique (les gestionnaires sont moins disponibles et ont parfois moins d’expertise dans le domaine précis de la protection de la jeunesse)
  • La formation n’est pas homogène au Québec. Il n’y a pas de plan de formation obligatoire pour tous les CISSS CIUSSS du Québec. Chaque CISSS/CIUSSS décide du contenu. Cela entraîne nécessairement un manque d’uniformité dans les pratiques.
  • Pour les nouveaux employés, les problèmes sont particulièrement criants (manque de soutien, formation suivie plusieurs mois après leur entrée en fonction, etc.) Ils sont lancés dans la pratique sans encadrement adéquat. Cela constitue un grand risque pour les enfants.
  • Depuis l’abolition de l’Association des centres jeunesse, la Commission a noté une absence de leadership dans la concertation et dans l’harmonisation au niveau national. Plusieurs dirigeants et intervenants notent un problème pour l’identification des enjeux émergents et de la diffusion des meilleures pratiques.

[Philippe-André Tessier]

En conclusion, les fusions d’établissements résultant des changements législatifs de 2015 devaient être la solution aux problèmes de collaboration, d’accessibilité et de qualité des services soulevés à maintes reprises dans les enquêtes de la Commission et dans les rapports de 2011 et de 2015.

La Commission constate que la réforme de 2015 n’a malheureusement pas atteint ses objectifs pour l’instant :

  • l’accès aux services pose toujours problème.
  • les fusions n’ont pas réglé les problèmes de collaboration qui existaient entre les centres jeunesse et les CSSS.
  • l’encadrement déficient, la surcharge de travail et la pression de rendement affectent la prestation des services rendus aux enfants et à leur famille.

Les données recueillies dans le présent rapport ne nous permettent pas d’établir un lien causal direct entre les fusions et ces problèmes d’accès, de collaboration ou de prestation des services. Plusieurs problèmes existaient avant les fusions. Toutefois, on peut conclure que la réforme n’a pas amélioré la capacité du système de répondre aux besoins des enfants visés par la LPJ. Au contraire, la situation s’est détériorée sur plusieurs points.

Les changements administratifs engendrés par la Loi modifiant l’organisation et la gouvernance ne sont pas une fin en soi. La réforme du réseau était un moyen pour améliorer les services, mais regrouper différents acteurs du système de santé et des services sociaux n’est pas suffisant pour atteindre les objectifs. Le réseau ne peut assurer la prestation de services adéquats offerts de manière personnalisée et continue en l’absence de ressources suffisantes et de mécanismes de collaboration efficaces.

En terminant, nous soulignons que cette réforme ne répond pas aux besoins des enfants les plus vulnérables, qui devraient pourtant être notre priorité absolue.

Nous sommes maintenant prêts à répondre à vos questions.

 

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