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25 janvier 2021Lettres et allocutions

La Commission recommande la modification du décret relatif au couvre-feu pour empêcher la discrimination envers les personnes en situation d’itinérance

Une lettre envoyée par le président de la Commission au Premier Ministre du Québec recommande la modification du Décret 2-2021 relatif au couvre-feu afin de préciser qu’il ne s’applique pas aux personnes en situation d’itinérance pour tenir compte des réalités complexes et des défis auxquels elles font face et diminuer les risques de discrimination envers elles.

PAR COURRIER ÉLECTRONIQUE

Le 22 janvier 2021

Monsieur François Legault
Premier ministre du Québec
Bureau du premier ministre
Édifice Honoré-Mercier
835, boul. René-Lévesque Est, 3e étage
Québec (Québec), G1A 1B4
cpm@mce.gouv.qc.ca


Objet : Décret 2-2021 — Le couvre-feu et les risques de discrimination accrue des personnes en situation d’itinérance

Monsieur le Premier Ministre,

Le 8 janvier 2021, le Gouvernement du Québec a adopté un décret qui prévoit notamment la mise en place d’un couvre-feu interdisant de se trouver à l’extérieur de sa résidence ou de ce qui en tient lieu entre 20 heures et 5 heures[1]. Le couvre-feu est une mesure inédite qui soulève des enjeux de respect des droits et libertés garantis par la Charte des droits et libertés de la personne[2]La présente lettre porte toutefois plus particulièrement sur les risques de discrimination accrue que pose le décret pour les personnes en situation d’itinérance.

Tout en reconnaissant la légitimité, voire l’importance, pour le gouvernement de recourir à des mesures d’urgence afin de lutter contre la pandémie de COVID-19, la Commission a déjà rappelé que la Charte continue de s’appliquer et qu’il est fondamental que toute décision des pouvoirs publics soit fondée sur les principes relatifs aux droits et libertés de la personne. Certes, la Charte prévoit la possibilité pour le gouvernement de limiter ou d’encadrer l’exercice des droits et libertés. La Commission l’a souligné maintes fois depuis des mois : les droits et libertés ne sont pas absolus. Elle a d’ailleurs communiqué son avis sur l’obligation du port du couvre-visage dans les lieux fermés accueillant le public, notant que cette mesure serait justifiable en vertu de la Charte, et ce, bien qu’elle soit susceptible de porter atteinte à des droits fondamentaux qu’elle protège. Dans le contexte actuel, il appartient ainsi au Gouvernement du Québec de justifier les restrictions aux droits fondamentaux que peuvent entraîner les mesures imposées en fonction des modalités prévues à l’article 9.1 de la Charte.

À plusieurs occasions, la Commission a précisé que la discrimination demeure néanmoins interdite en vertu de la Charte. Au cours des derniers mois, elle a par exemple soulevé des enjeux relatifs aux effets disproportionnés de la pandémie et de certaines mesures d’urgence sur des populations vulnérables ou historiquement discriminées, notamment les personnes en situation d’itinérance, les personnes en situation de handicap, les personnes aînées, les personnes autochtones, les personnes racisées, les élèves HDAA et les enfants pris en charge en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse[3]. C’est dans cette perspective que la Commission a réitéré ses recommandations en faveur de la collecte de données désagrégées en tenant compte des caractéristiques sociodémographiques et socioéconomiques pertinentes dans sa lettre du 4 juin dernier adressée à la ministre de la Santé et des Services sociaux et au Directeur national de la Santé publique. Compte tenu des effets démontrés de la pandémie sur les inégalités sociales, la collecte de données désagrégées est nécessaire afin de répondre plus adéquatement aux besoins de certains sous-groupes plus marginalisés et plus vulnérables.

En ce qui a trait plus particulièrement aux personnes en situation d’itinérance, la Commission a déjà exprimé ses inquiétudes concernant des contraventions qui leur ont été données et l’impact discriminatoire que l’interdiction de rassemblement pouvait avoir sur celles-ci. Elle notait entre autres que « les personnes en situation d’itinérance ne peuvent pas s’isoler dans leur domicile puisqu’elles n’en ont pas ». Sans remettre en question les mesures d’isolement alors imposées par le gouvernement, elle demandait « que l’on considère l’impact disproportionné de l’application de ces mesures sur des personnes déjà vulnérables »[4]. Rappelant l’interdiction de profilage discriminatoire, elle demandait aux services policiers de tenir compte de la situation complexe de ces personnes dans le cadre de leurs interventions.

La Commission saluait par ailleurs les mesures prises quant à la bonification de certains services dédiés aux personnes en situation d’itinérance. Elle reconnaît également que d’autres actions continuent d’être mises en œuvre pour tenir compte de leurs conditions de vie. À titre d’exemples, mentionnons l’allocation de ressources temporaires et l’aménagement de sites dédiés ou la vaccination prioritaire pour les personnes en situation d’itinérance de Montréal. Les conditions de vie des personnes itinérantes requièrent en ce sens une attention particulière et continue, considérant l’évolution de la situation inédite actuelle.

Le décret relatif au couvre-feu ne prévoit toutefois aucune exception spécifique pour tenir compte de leurs réalités complexes et multiples et des défis auxquels elles font face.

Rappelons pourtant qu’une mesure en apparence neutre et qui s’applique à tout le monde peut avoir des conséquences différenciées sur certains groupes de la population en fonction des motifs interdits de discrimination inscrits à la Charte. Dans le présent cas, référons notamment à la condition sociale, au handicap ¾ incluant dans le cas des personnes aux prises avec un trouble de santé mentale ou des dépendances. Il convient en outre de tenir compte des réalités particulières créées par l’entrecroisement du motif condition sociale avec d’autres motifs de discrimination, notamment en ce qui concerne les personnes autochtones. Bien que non intentionnels, ces impacts différenciés seront discriminatoires s’ils ont pour effet de détruire ou de compromettre un droit prévu à la Charte.

En conférence de presse le 7 janvier dernier, la ministre de la Sécurité publique, Mme Geneviève Guilbault, a dit compter sur le discernement, la tolérance et l’expérience des services policiers avec cette population et a affirmé que les policiers dirigeraient les personnes vers des ressources d’hébergement. Certaines autorités municipales ont également émis des consignes spécifiques à cet égard. Or, quelques jours après la mise en œuvre du décret relatif au couvre-feu, nous constatons qu’il entraîne d’importantes conséquences pour les personnes en situation d’itinérance.

La Commission juge préoccupantes les circonstances tragiques entourant le décès de M. Raphael André, un Innu en situation d’itinérance. Elle réagit en outre aux reportages médias des derniers jours ainsi qu’aux propos de nombreux organismes œuvrant auprès des populations itinérantes rapportant que des personnes en situation d’itinérance ont reçu des constats d’infraction pour ne pas avoir respecté le couvre-feu, et ce, dans différentes municipalités de la province. Plus largement, plusieurs de ces organismes disent s’inquiéter des effets du couvre-feu sur ces personnes, relevant notamment que certaines d’entre elles tendraient désormais à se cacher de la police, ce qui accentuerait leur isolement, nuirait à leur accès à des services communautaires ou publics puis mettrait à risque leur sûreté et leur intégrité. Certains signalent qu’outre le nombre limité de places disponibles, les réalités de l’itinérance font en sorte que plusieurs raisons peuvent décourager une personne de se diriger vers le refuge suggéré par un policier. Dans le contexte pandémique actuel, des personnes peuvent aussi se sentir davantage en sécurité dans la rue que dans des refuges où elles craignent d’être contaminées en raison de la proximité avec les autres occupants.

Exiger des personnes en situation d’itinérance de ne pas se trouver dans l’espace public entre 20 heures et 5 heures alors que l’occupation de celui-ci est souvent au cœur de leurs stratégies de vie et de survie n’est pas adapté à leurs réalités et risque ainsi d’avoir un impact discriminatoire sur plusieurs de leurs droits et libertés, notamment leur droit à la sûreté et à l’intégrité de sa personne.

Les préoccupations exprimées au cours des derniers jours rejoignent en outre des constats déjà formulés par la Commission concernant le profilage social des personnes en situation d’itinérance. Le cercle vicieux de leur surjudiciarisation découlant d’infractions liées à l’occupation de l’espace public et les conséquences discriminatoires qu’il entraîne quant à l’exercice de leurs droits et libertés sont largement documentés.

Malgré les mesures déjà prises afin de pallier les effets particuliers de la crise sur les personnes en situation d’itinérance, et que la Commission salue, la modification du décret relatif au couvre-feu demeure donc nécessaire afin de préciser qu’il ne s’applique pas aux personnes en situation d’itinérance. À titre d’exemple, il est possible de référer à l’article 3 du Décret ordonnant de rester à domicile récemment adopté par le gouvernement de l’Ontario qui prévoit que celui-ci « ne s’applique pas aux particuliers qui sont sans-abris »[5].

Nous vous remercions à l’avance de l’attention que vous porterez à la présente.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Premier Ministre, l’expression de mes sentiments distingués.

Le Président,

Philippe-André Tessier

cc.
Monsieur Lionel Carmant, ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux
ministre.delegue@msss.gouv.qc.ca

Madame Geneviève Guilbault, ministre de la Sécurité publique
ministre@msp.gouv.qc.ca

Monsieur Ian Lafrenière, ministre responsable des Affaires autochtones
maa@mce.gouv.qc.ca


[1] Décret 2-2021 du 8 janvier 2021 concernant l’ordonnance de mesures visant à protéger la santé de la population dans la situation de pandémie de la COVID-19, (2021) 153 G.O. II, 8B (ci-après « décret relatif au couvre-feu »).

[2] Ci-après « Charte ».

[3] Loi sur la protection de la jeunesse, RLRQ, c. P-34.1.

[4] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, « Contraventions à des jeunes en situation d’itinérance : comment s’isoler quand on vit dans la rue ? », 15 avril 2020, [En ligne]. https://www.cdpdj.qc.ca/fr/actualites/contraventions-a-des-jeunes-e-2

[5] Décret ordonnant de rester à domicile, Règl. de l’Ont. 11/21, art. 3.


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